La vision de Philippe Vesseron
25/10/2012
Une manifestation comme celle-ci [les 40 ans du SPPPI PACA] fait courir un grand risque à ceux qui viennent s’y exprimer : on tombe si facilement dans l’hagiographie, dans la congratulation mutuelle, ce qui a été fait dans le passé étant n’est-ce pas une fondation indiscutable, garante des progrès pour l’avenir. Il faut aussi se garder du discours épique, même si Robert ANDURAND a titré son ouvrage « la saga des spppi » ! Pourtant, nous aurions tort de rater cette occasion de faire du retour d’expérience, de tirer des leçons aussi bien de ce qui n’a pas été réussi que des succès, d’essayer de comprendre pourquoi et de bâtir un plan de bataille pour la suite. Ensemble ou chacun en ce qui le concerne, mais en mettant à profit les épisodes antérieurs.
Prologue
Ce qui nous réunit n’est pas commun : en 1970, dans une région qui a une vieille expérience de l’activité industrielle (certes le pétrole mais pas l’acier), l’Etat est le promoteur d’un grand projet d’aménagement urbain, industriel et portuaire. Avec une grande vision d’avenir mais sans pourtant anticiper du tout le coup de tonnerre du choc pétrolier de 1973!
Bien sûr, il y a aussi en 1970-1971 des conflits sur le registre « avez-vous assez pris en compte la protection de la nature, de l’air, de l’eau ? la maîtrise des risques ? » Des conflits de contenus parfois très variés vont trouver un monde d’expression moderne et mobilisateur : n’êtes-vous pas en train d’être négligents avec notre environnement et notre santé ? Et on comprend bien que les autorités n’avaient pas envie de déclencher par inadvertance un deuxième Larzac.
Première ligne de défense
Si la situation avait été mal anticipée, la réponse a été ferme : demander un travail rapide, « le rapport SCHNELL », et en tirer une feuille de route approuvée par un Conseil restreint en novembre 1971. Et la personnalité des trois auteurs est intéressante. Bernard SCHNELL, ingénieur général respectable qui avait été longtemps en poste en Algérie, Gérard RENON, jeune technocrate de l’administration de l’énergie, futur patron du CEA et du BRGM, futur secrétaire d’Etat aux Risques et à la Défense dans les gouvernements de Michel ROCARD. Jean-Martin FOLZ, qui était il n’y a pas si longtemps le patron de PSA mais à l’époque, venait de rentrer d’un séjour de six mois à Tokyo où l’Ecole des mines l’avait envoyé voir ce que les japonais faisaient en matière de pollution atmosphérique. C’est donc mon premier conseil : que vous soyez responsable d’une entreprise, une collectivité ou une administration nationale et internationale, pensez à investir à temps dans la formation que vous allez donner aux individus, en particulier quand vous embauchez les jeunes. La curiosité et l’indépendance du jugement doivent se fabriquer avant qu’on n’en ait besoin. Les « ressources humaines » ne se construisent pas toutes seules.
Deuxième ligne de défense
La décision était un mandat très responsabilisant pour le Préfet et ses fonctionnaires, mais aussi pour les entreprises anciennes et nouvelles. Peut-être n’y avait-il pas assez de commandes impliquant les collectivités. Ni non plus l’idée de mettre autour de la table les associations, les syndicats et les pêcheurs, mais nous arangerons cela. Sans doute aussi sommes-nous surpris par l’importance accordée aux questions de coordination administrative mais la simplification et la modernisation des lois, décrets et procédures restent un chantier largement devant nous – aujourd’hui plus que jamais. Et pourtant, lorsqu’il y a des questions sérieuses à régler, nous savons vite résoudre les contradictions entre tel décret de 1930 et tel décret de 1960… contradictions dont cela dit, tout le monde se passerait !
Et les commandes sont très opérationnelles : fixer un plafond pour tel sujet, des normes pour tel autre. Avec des percées étonnantes comme, parler de surveillance en temps réel de la pollution de l’air, et demain d’épidémiologie ; aussi, des oublis un peu étranges comme celui des risques technologiques ou des séismes ou encore une faible place pour l’impact des eaux de la Durance sur l’Etang de Berre. Mais le préfet Jean LAPORTE savait lui aussi prendre des responsabilités [il l’avait montré à Limoges en 1942]. Il a eu les bonnes idées pour rajouter les acteurs qui manquaient et notamment les élus, mobiliser quatre universitaires localement très visibles. Bref, il était clair dès le départ que le SPPPI ne serait pas un club de technocrates et qu’il devrait proposer rapidement des réponses à des questions qui étaient très conflictuelles comme la pollution de l’air par le SO₂ ou les risques d’interdiction de la pêche dans l’étang de Berre ou le golfe de Fos. Tout cela était très tendu et il n’y avait pas beaucoup de candidats pour exercer les responsabilités !
Donc, pour prendre les mots d’aujourd’hui, on avait fixé feuille de route et gouvernance. Je dois l’avouer aujourd’hui, il y avait un degré de liberté que je n’anticipais pas complètement: ce que les entreprises existantes allaient pouvoir faire pour réduire la pollution chimique des eaux… Le résultat a été spectaculaire : j’ai pu promettre des divisions par 10, ce à quoi personne ne croyait mais qui ont été effectivement réalisées. Cela arrête beaucoup de commentaires, surtout si vous faites bien attention à rappeler que, pour autant, tout n’est pas réglé.
Y a-t-il une différence entre ce que l’on peut attendre d’un SPPPI et d’une commission locale d’information et de surveillance ?
Depuis une vingtaine d’années, chaque site à problème sérieux ou chaque usine à risque, conduit à la création d’une «Commission locale d’information et de surveillance» qui répond à peu près aux mêmes règles de composition : Etats, collectivités, entreprises, ONG, syndicats, … Est-ce différent du SPPPI créé ici en 1972 ?
La première idée ici était la nécessité d’élaborer un plan de bataille pour répondre à un besoin que chacun reconnaissait. Il y avait un conflit sérieux mais l’Etat cherchait à bien s’affirmer comme responsable. Ce qui ne voulait pas dire que les entreprises ou les collectivités n’avaient pas de responsabilités ! Le gouvernement, le préfet et les administrations tenaient fortement à montrer leur volonté d’assumer leur rôle, de piloter, d’autoriser ou d’interdire… Il fallait arrêter au plus vite l’accusation de négligence. D’où l’insistance sur la construction d’une stratégie, de plans d’actions, de tableaux de bord.
J’ai souvent utilisé la référence aux bonnes pratiques recommandées par Montesquieu qui conseille aux démocraties de bien distinguer législatif, exécutif et judiciaire : ici, le SPPPI a démarré comme une instance qui doit écouter les propositions de plans d’action des administrations et de tous les acteurs, les mettre en débat ; y proposer des amendements, suivre les tableaux de bord permettant de mesurer l’avancement des choses. Bien souvent, je me trouvais ici en première ligne pour défendre ce qu’il fallait faire faire par les entreprises : celles-ci n’étaient pas toujours immédiatement enthousiastes, pendant que d’autres acteurs dénonçaient le manque d’ambition des objectifs ou l’absence de certitude que l’Etat ferait ce qu’il disait… Bref, on est plus proche de l’équilibre exécutif / législatif de Montesquieu que des mécanismes plus confortables des commissions d’information… Finalement la vivacité des conflits et une vague idée chez vos meilleurs amis que vous n’allez pas forcément réussir, protègent assez bien contre, dans le risque de confusion des rôles. La confusion des rôles est en effet dans le pilotage des affaires publiques un problème majeur en matière de risques, de santé et d’environnement si l’on mélange volontairement ou involontairement les fonctions :
- l’entreprise et l’autorité
- l’expertise et la décision
- la recherche et l’expertise.
Nous savons bien que les défauts d’organisation créent des pertes de vigilance qui peuvent transformer aisément en déroutes les situations les moins critiques.
Dans les affaires publiques et en particulier en France, la clarification des rôles est depuis longtemps un des enjeux lourds : depuis le 18ème siècle, chez nous, un Etat solide et manœuvrant n’a-t-il pas eu délégation pour décider où le pays doit mettre son énergie, ses ressources et sa jeunesse ?
Ce n’est que vers les années 60 que se généralise l’idée qu’il fallait séparer les fonctions de promoteur d’un projet, d’un objet, d’une technique et de gardien des règles, surtout lorsqu’il s’agit d’intérêts publics sérieux comme la sécurité ou la santé. Sans d’ailleurs complètement nous dire ce que peut être une bonne « muraille de Chine ».
Mais cette séparation se fait-elle en construisant la crédibilité d’un acteur au prix de la diminution de la confiance dans la réponse des autres acteurs? Qui est en première ligne pour étudier les conséquences d’un projet ? les options alternatives ? A partir de 1970 on a affirmé, en France, dans les autres pays d’Europe et aux USA, l’idée que le promoteur d’un projet, le concepteur d’une technologie ou le constructeur d’une usine sont légitimement en première ligne pour établir ce que l’on appelle aujourd’hui l’étude des impacts. Après, nous pouvons expertiser, discuter, décider. Autoriser ou interdire. Et pourtant, nous voyons bien aujourd’hui que certains ont encore des doutes sur cette règle très saine - en fait, simple règle de bon management : que la première démonstration doit être apportée par l’entreprise.
Cette affirmation de la responsabilité première des entreprises est forcément entendue tantôt comme une mise en accusation, tantôt comme une marque de confiance, tantôt comme le signe d’une complicité. Mais finalement, cela a assez bien marché ici et nous avons ensuite, au niveau national, prolongé ce principe de responsabilité par des règles d’auto surveillance.
La présence autour de la table des organisations syndicales, permet de faire percevoir comme naturel le fait qu’un résultat de mesure transmis par une entreprise mérite la confiance, jusqu'à preuve du contraire bien sûr, mais mérite vraiment la confiance.
Mais nous avons eu ici aussi, compte tenu de la nature des sujets, à affronter un autre débat de clarification des rôles : que demandons-nous aux experts ? Ont-ils une distance par rapport à l’Etat ? Aux collectivités ? Aux entreprises ? La fonction d’expertise est-elle confiée à des individus ou à des organismes ? Comment constituer des entités d’expertise qui soient à même d’avoir de la robustesse et de la durée ? Quels rapports entre expertise et production de connaissances ? Monopole ou pluralité de l’expertise ? L’expertise est-elle hexagonale ? Que pouvait apporter la station marine d’Endoume ou la faculté de médecine de Marseille ? Nous avons collectivement beaucoup hésité dans nos réponses aux questions sur l’expertise comme l’a montré l’affaire du nuage de Tchernobyl ! Mais le parasismique ou la sécurité des médicaments permettent-ils de dire que nos pratiques actuelles méritent une absolution définitive ? Aujourd’hui l’accent est beaucoup mis sur les « déclarations d’intérêt ». Ce qui est très bien mais glisse très vite vers « zéro conflit d’intérêt ». Hélas…
Qu’avons-nous appris sur tout cela via le prisme de la « qualité »
Là aussi, que de changements depuis 1970 ! Qui aurait imaginé la force que prendraient les concepts de la qualité, la nécessité de construire des référentiels, de mesurer les écarts et d’écrire qui va faire quoi pour les réduire? Cela dit, j’ai rappelé que dans les domaines où interviennent les SPPPI, s’imposaient manifestement depuis le départ, des valeurs évidentes : transparence, traçabilité, responsabilité. Cela vaudrait la peine de voir pourquoi nous avons en France, tardé à adopter les formalismes de la qualité qui sont aujourd’hui si classiques. Je me félicite des virages pris depuis une dizaine d’années : aujourd’hui le monde de la qualité avec ses procédures, référentiels et certifications fait partie des exigences naturelles dans tous les domaines. C’est même parfois d’un coût un peu lourd. Mais pour revenir à mon propos, je rappellerai ces tournants où l’on discutait alternativement « zéro défaut », « zéro délai » puis, seulement à la fin, « zéro mépris ». Dans les affaires publiques, pour tous ceux, entreprises, élus ou Etat, dont les décisions affectent forcément l’environnement ou la santé de ceux qui travaillent dans les usines ou à côté, mais conditionnent aussi le développement économique, la prétention au succès total a heureusement disparu : on a mille fois répété que le risque nul n’existait pas, avant ou après l’Amoco Cadiz comme avant ou après Fukushima. En revanche, ne devrions-nous pas reprendre ce qui était élaboré sous le drapeau « zéro mépris » ? Nos concitoyens admettent que les risques ne soient jamais totalement supprimés mais sont toujours très choqués lorsqu’ils découvrent qu’une partie de la vérité leur a été dissimulée… Pour eux, transparence, traçabilité et responsabilité correspondent à des exigences très fortes !
Faut-il chercher à rassurer ?
En matière de gestion des risques, une faute classique est de chercher à rassurer à tout prix, quitte même à enjoliver un peu les situations...Pour la bonne cause se dit-on ! Comme si les autorités étaient persuadées que la mise au jour des risques pourrait provoquer des paniques. Nous avons pourtant vu à de multiples occasions que les citoyens sont en fait plutôt trop confiants dans la bienveillance de la nature, de la machine ou de l’homme…
Surtout lorsque le calendrier permet de prendre le temps de diffuser les éléments de référence, de vérifier que la réalité des dangers est perçue sans distorsion, de trouver les réponses aux questions non anticipées. Il y a toujours intérêt à ce que chacun dispose des moyens de former son jugement. Et tant mieux si tout le monde est à la fin rassuré, mais c’est un bénéfice « de surcroît », et ne doit certainement pas constituer un objectif a priori.
Pour que chacun dispose des moyens de former son jugement, une bonne discipline largement utilisée ici depuis 40 ans a été de faire des tableaux de bord : comment va-t-on suivre l’évolution demandée des rejets dans l’Etang de Berre ? avec quels paramètres ? quelle fréquence ? quelles globalisations ? Bien sûr, les NTIC font aujourd’hui apparaître tout cela comme la préhistoire ou l’artisanat le plus primitif. Mais, pour autant, il est fondamental d’avoir, sur des sujets qui ne font pas l’actualité quotidienne, un tableau de bord dont chacun sait qu’il sera remis à jour tous les mois ou tous les six mois. Et les mondes d’OPENDATA, d’INSPIRE et de l’interopérabilité permettent aujourd’hui des diffusions d’information très « économiques ». Tant mieux si les mêmes systèmes d’information alimentent à la fois les décisions internes aux entreprises et celles des collectivités et autorités, tant mieux si le même reporting est utilisé pour les différentes fonctions, pour le pilotage des actions et pour l’information des parties prenantes. Au départ, les enjeux, les conflits et les valeurs sont différents mais, mettre en commun l’information est un des moyens pour commencer à progresser.
Heureusement, le questionnement change !
Quand on revoit ces 40 ans, force est de constater l’importance de renouveler à temps les questions, les périmètres géographiques, les modes de fonctionnement. C’est très bien que certains sujets relèvent dorénavant d’un fonctionnement type commission d’information et de surveillance, de remplacer des tableaux de bord sur papier par des diffusions internet. De rajouter les interlocuteurs qui manquent, comme on a su le faire « sans haine ni violence » : en incorporant élus, associations et syndicats, demain aussi, homologues d’autres pays ou d’autres continents.
C’est très bien d’avoir pris une dimension régionale à partir du moment où beaucoup des acteurs, y compris les ONG, se structurent à ce niveau. A vous de voir quelles sont à ce niveau les questions suffisamment irritantes pour motiver les acteurs à s’engager dans une « gouvernance » type SPPPI, Grenelle de l’environnement ou conférence environnementale (les 3 modèles ne sont pas très différents …).
La condition de la réussite me semble-t-il est que chacun accepte de partager l’information, de construire en commun des tableaux de bord, bref de conserver jour après jour une vraie transparence même lorsque les référentiels évoluent.
Et vous savez à quel point nous avons besoin de cet « investissement préalable » lorsque se produit un accident ou lorsqu’on s’aperçoit que la réévaluation d’un problème le rend bien plus inquiétant qu’hier.
Et naturellement, le corollaire de la transparence est l’acceptation des autres acteurs : c’est maintenant assez naturel, mais je ne suis pas sûr que certains mondes ne soient encore très étrangers l’un à l’autre. Par exemple autour des questions sur énergie et santé!
Donc au terme de ces 40 ans, le « concept SPPPI » me paraît bien se porter dès lors, qu’il a su s’adapter, changer les périmètres, dire que certains sujets n’étaient plus les sujets pour le SPPPI et à l’inverse s’attaquer à des parois nouvelles. Veillez à préserver la capacité d’anticipation et de ténacité nécessaire pour faire bouger les questions qui paraissent bloquées !
Et rendez-vous donc dans 40 ans, même lieu, même heure.